Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
9 août 2006 3 09 /08 /août /2006 19:29
Madame Reynier, notre professeur de sciences naturelles, n'était pas parvenue, malgré ses efforts, à intéresser nos jeunes esprits de première année aux charmes de la botanique. Et pourtant ce n'était pas faute d'avoir fait défiler devant nos yeux éberlués quantité de plantes en nous les nommant de leur nom latin. Elle nous avait dit l'importance que revêtait la connaissance des végétaux pour les instituteurs ruraux que nous serions, elle nous avait vanté les joies de l'herborisation, mais ses propos nous laissaient indifférents. Ce manque d'enthousiasme la fit, un jour, changer radicalement de méthode : elle décida de forcer notre nature en nous imposant la confection d'un herbier que chacun devrait lui avoir remis avant le premier juin.

C'était dans six mois. Cela nous parut une date perdue dans les brumes d'un lointain avenir : nous aurions le temps d'y penser. Rien ne pressait ! Les semaines passèrent; elles passèrent si bien et si vite que nous nous retrouvâmes bientôt à l'avant veille de cette date fatidique, aussi dépourvus que la cigale de la fable. Chacun en eût des sueurs froides. Le soir, au dortoir, jusque bien avant dans la nuit, nous conjuguâmes nos désarrois et cherchâmes une solution qui puisse nous tirer de ce mauvais pas. Le sommeil allait avoir raison de nos angoisses quand le miracle se produisit. Une voix s'éleva dans les ténèbres : "Faisons comme si nous avions compris que nous devons produire un seul herbier pour toute la classe et non un par élève" Cette idée, jugée aussitôt géniale, fut saluée d'un concert d'approbations enthousiastes. Certes ce n'était pas la solution idéale mais c'était une solution. Justement le lendemain était jeudi: au lieu de faire l'Espla(1) nous consacrerions notre après-midi à herboriser et au cours de la nuit suivante nous fabriquerions l'herbier. Ainsi fut fait. Le surlendemain nous nous levâmes à 3 heures du matin et, comme aussi silencieux que des fantômes, nous descendîmes dans notre salle dont nous eûmes soin de tirer sans bruit les volets avant d'éclairer. A sept heures tout était fini. Nous pûmes tranquillement aller prendre le petit déjeuner et effectuer les corvées habituelles.

Restait le plus dur. Comment allait réagir la mère Reynier? La première heure était précisément celle de sciences naturelles. En qualité de chef de classe j'eus la charge de présenter notre œuvre à une mère Reynier lucide qui se souvenait parfaitement de ce qu'elle nous avait demandé. Puissamment appuyé par les protestations de bonne foi de mes condisciples j'eus l'effronterie de soutenir avec un aplomb dont je ne me serais pas cru capable qu'elle ne nous avait jamais demandé de faire un herbier par élève mais bien un herbier pour toute la classe. Elle finit par céder, écoeurée sans doute par tant de mauvaise foi mais peut-être aussi soulagée de n'avoir à corriger qu'un herbier au lieu de treize. Méritions-nous qu'elle nous consacre du temps?

Elle nous attribua une note collective de 8 sur 20. Et certes notre travail, passablement bâclé -comme on peut l'imaginer-, ne méritait pas plus.

Robert Géal (2) (Le joyeux équipage, 52-56)

 1- L'Espla = L'Esplanade. Nom de l'avenue principale de Privas et lieu de promenade très apprécié par les Normaliens et Normaliennes

2 - Robert Géal alias Robert Jail, a publié le roman Tibé, le roi des airelles à la Fontaine de Siloé

Partager cet article
Repost0

commentaires